Agir collectif et culture partagée

dimanche, août 21, 2011

Chambre d'écoute # 25 Tracklist

Il s’agit de restaurer cette continuité entre les formes raffinées et plus intenses de l’expérience que sont les œuvres d’art et les actions, soufrances et événements quotidiens[1]

L’un des sens du mot abstrait est « qui ne représente pas le monde sensible (réel ou imaginaire) ; qui utilise la matière , la ligne et la couleur pour elles-mêmes » (Le Petit Robert). Je me base sur cette définition pour la musique proposée ce soir. Ce n’est sans doute pas la seule définition possible du hip hop abstrait. Le hip hop de cette chambre d’écoute ne parle pas du réel. Il utilise la matière sonore pour elle-même. La posture éthique et graphique emprunte au hip hop, la grammaire sonore relève, elle, de la musique électronique. A l’heure où j’écris ces lignes, je n’ai aucune idée comment François a interprété la consigne. Nous aurons des surprises. Merci à tous d’être là ce soir et bonne écoute.
Chambre d’ écoute # 24 Tracklist

>>>La proposition d’Axel et Sabine

1/ eRikm/dieb13 Chaos club (Erstwhile 2007)
Je parlais dans l’introduction à cette soirée de matière sonore. Nous voici, avec la « musique » d’eRikm et de dieb13, au cœur du sujet. Ces deux artistes sont des « turntablists ». Cela signifie qu’il explorent musicalement et conceptuellement les possibilités de la bonne vieille platine pour les vinyls. Le disque vinyl est ici soumis à un traitement qui peut prendre de multiples formes : scratch, intervention sur le disque pour en modifier la texture (en ajoutant de la peinture, des collants ; ce qui a pour effet de faire sauter l’aiguille)… Un set de turntablist relève du domaine artistique de la performance. Les représentants plus connus de cette discipline à la frontière de l’art sonore et des arts plastiques sont Christian Marclay, DJ Spookie. eRikm (de Marseille) et dieb13 (de l’Autriche) font partie d’une nouvelle vague.

2/ La Funk Mob Breaking boundaries, messing up heads (Casse les frontières, fou les têtes en l’air) (Mo Wax 1994)
Nous sommes en 1994. Le label anglais Mo Wax a commencé de faire tomber les barrières entre les musiques. Les prémisses d’ un hip hop abstrait sont posées. Le boss du label, James Lavelle, parle de Abstract Musical Science. Il invite le collectif français La Funk Mob (au sein duquel on retrouve Boombass et Zdar) à participer à un projet qui fera date : mélanger la crème de l’électro et du hip hop. Sont ainsi embrigadés Carl Craig, Richie Hawtin, Nightmares on Wax pour un double maxi 10 pouces de légende. Je vous propose le mix de Richie Hawtin (aka Plastikman). L’esthétique de Mo Wax est largement inspirée du monde du graffiti. James Lavelle continue son voyage sonore avec son projet UNKLE.

3/ The Golden Palominos Ride (Restless 1996)
L’histoire de ce groupe à geométrie et personnel variables remonte à 1981. Anton Fier en est la colonne vertébrale. Parmi les membre éminents, on peut recenser Arto Lindsay, Bill Laswell. Sur l’album Dead Inside (dont est issu Ride), c’est Nicole Blackman qui assure les voix et l’écriture des textes. Nicole déclame sa poésie sur une matière sonore riche, le flow vocal est constant. L’histoire est glauque comme un film de David Lynch. C’est le rêve américain passé à la moulinette du film noir. Parmi ce flow, je cite une phrase qui résonne dans ma tête comme une ode à époque : « If you love something, chances are you can’t afford it ». (Morceau proposé par Sabine Ringelheim, merci à elle).

4/ Alias w/ Markus Acher (The Notwist) Unseen sights (Anticon 2004)
Une collaboration improbable entre Alias (un des fers de lance du label Anticon, un label de hip hop qui s’est toujours atelé à mélanger les grammaires : rap, pop low-fi, electronica, etc.) et le chanteur du groupe allemand de post-pop The Notwist. Ce morceau parle de la perception des paysages et des souvenirs qui y sont associés. Comme un peintre qui essaie de rendre le foisonnement du réel par touches successives, le duo essaie de dresser une cartographie du réel et des états d’âmes qui y sont associés. La mélancolie pointe son dard et pique la mémoire. Le moindre changement dans la perception influe sur le tableau. (morceau proposé par Sabine)

5/ Daedalus (featuring Paperboy & Taz Arnold) Touchtone (Ninja Tune 2008)
Daedalus est le nom de plume d’Alfred Darlington : un musicien aux multiples talents (il a une formation classique et jazz) issu d’un ménage artistico-psychologique. Il vient de Santa Monica mais a passé une partie de sa jeunesse dans un YMCA à Londres. C’est là qu’il découvre la scène Rave. De retour à la maison, il joue dans différentes formation rock, pop ou encore ska mais s’y sent vite limité… Sa carrière débute doucement au hasard de ses rencontres… L’album dont est tiré cet extrait se nomme Love to make music to (De l’amour pour faire de la musique). J’aime ce titre qui retourne habilement la formule classique (de la musique pour faire l’amour) et qui traduit bien la philosophie de cet homme : je prends, je retourne, je mélange à ma sauce, je surprends en étant là où personne ne m’attend…
Touchtone est un morceau qui mèle savamment la rhétorique du hip hop et la matière sonore de l’electronica. Ce disque est l’aboutissement d’un certain parcours dont il dira : « Ce disque est la mémoire imaginaire d’un temps qui ne fut jamais ». Tout un programme, en somme ! (infos biographiques tirées du site de Ninja Tune).

6/ Common featuring Leatitia Sadier of Stereolab New Wave (MCA Records 2002)
Ici, je comprends le mot abstrait au sens de « rencontre improbable » entre Common (un rappeur dont la production allie classicisme et qualité) et Leatitia Sadier (une grande prêtresse du post-rock infusé par la musique électronique). Le morceau commence avec une mélodie d’orgue (un instrument que l’on retrouve beaucoup dans la musique de Stereolab). Le beat arrive, lourd avec des accords de piano. Ensuite la voix de Common commence son flow. Il parle de bataille, de funk et de punk. Ecoutez les sons à l’arrière-plan : la palette est riche. Le refrain nous fait basculer dans un autre univers sonore. Leatitia parle français et entend casser le flow et le rythme de Common. J’adore ce morceau car il recèle, à mon sens, plein de possibles.

>>>La proposition de François

Apparu au début des années 90, l’abstract hip hop se caractérise par un tempo lent, des atmosphères cinématographiques, des scratch langoureux, des extraits de dialogues, des influences jazz et de musiques de films et une propension certaine à la mélancolie. Voici quelques morceaux emblématiques du genre.

1/ DJ Shadow In Flux (Edit) (Mo Wax 1993)
DJ Shadow est considéré comme l’un des précurseurs de l’abstract hip-hop, et le morceau In-Flux, paru sur le légendaire (et défunt) label Mo Wax, a donné lieu à l’invention du concept de « trip-hop » par le journaliste Andy Pemberton (Mix Mag), Ce dernier soulignait l’innovation de ce titre, mélangeant des bribes de dialogues samplés, des cordes épiques, des sons bizarres, un parfum jazz, rompant avec la tradition du hip hop.

2/ DJ Cam Innervisions (Inflamable Records 1996)
Suivant un premier maxi très justement intitulé « Abstract Hiphop Volume 1 », DJ Cam sort plusieurs albums qui implantent le genre en France. Son second album Substances, dont est issu « Innervisions », est emprunt d’influences jazz et indiennes. (Artiste proposé conjointement par François et Sabine)

3/ Nostalgia 77 Processional (Tru Thoughts 2004)
Avant de se tourner vers une musique davantage soul-jazz (avec notamment l’apport de la chanteuse Alice Russel), le groupe britannique Nostalgia 77 pratiquait sur son premier album Songs For My Funeral une musique atmosphérique naviguant entre abstract hip hop, jazz et spleen.

4/ Sixtoo Incidental 1 (Bully Records 2006)
Autre figure emblématique du hip hop instrumental, l’artiste canadien Sixtoo a enregistré ce morceau, paru sur un double 45 tours, comme bande originale d’un film documentaire sur l’art du graffiti. Beat lancinant, boucle de piano debussienne, minimalisme, toute la quintessence de l’abstract hip hop.

5/ Amon Tobin The Killer’s Vanilla (Ninja Tune 2007)
Au départ d’une musique mêlant trip-hop, drum and bass, jazz et musique brésilienne sur ses premiers albums, Amon Tobin a construit un univers de plus en plus complexe, sombre et expérimental, s’imprégnant de musiques contemporaines et de musiques concrètes, influences majeures de son dernier opus en date, Foley Room. Sur ce morceau, il collabore avec le légendaire quatuor à cordes Kronos Quartet, connu pour son ouverture musicale, enregistrant tout aussi bien Alban Berg et Philip Glass que Astor Piazzola ou des compositeurs indiens ou africains.

6/ Carlo Cossette 1084 Jours (Bully Records 2005)
Peu d’informations précises sur ce morceau, paru sur un 45 t assez confidentiel en 2005, et sur l’artiste. Il suffit de se laisser emporter par l’atmosphère cinématographique et mélancolique qui se dégage de cette plage.


[1] Je mets cette citation en exergue pour le début de cette chambre d’écoute. Je l’emprunte à Dewey J., L’Art comme expérience, Tours, 2006. Dans son introduction à ce livre, Richard Shusterman compare l’art postmoderne et le rap (cité par Formis B., Esthétique de la vie ordinaire, Paris, 2010)