Agir collectif et culture partagée

lundi, décembre 20, 2010

Chambre d'écoute # 21

« … on prend un peu de sable dans le creux de la main et l’on se perd aussitôt sans espoir dans une masse inconcevable …[1] »

La Structure des révolutions musicales : musiques et sciences (Série Para//èles)

Bonsoir et bienvenue à cette 21 ème chambre d’écoute.
En ces temps d’incertitude (politique, économique, …), le commun des mortels aime avoir un socle sur lequel se reposer. Un socle de certitudes. Une façon de voir le monde qui rassure. Pour certains, c’est la religion qui constitue cet horizon de sens (sujet de notre précédente Chambre d’écoute), pour d’autres, ceux qu’on appelle les esprits « cartésiens », c’est la science qui remplit ce rôle.
La science découvre, confirme, rend possible : la litanie des verbes qui rassurent est longue.
En face, il y a ceux que la science effraie. Le philosophe Martin Heidegger parlait lui (avant de sombrer dans son délire pronazi) d’arraisonnement du monde. Mettre le monde à notre service, quitte à lui faire perdre sa poésie, sa magie.
Nous allons ce soir explorer ces deux facettes de la science. Comme lors d’une chambre d’écoute précédente consacrée au Corps Révélé (lors d’une soirée-vernissage pour découvrir la peinture d’Etienne Lengrand au Bunker), je vais vous proposer un parcours. Nous allons passer du Big-Bang à l’apparition de la vie, des mammifères aux infections, des dérives aux retours à la lenteur… Toutes ces théories sont des « paradigmes » : elles sont vraies jusqu’ au moment où elles laissent la place à d’autres…
Bon voyage et rendez-vous dans 45 minutes ! Merci pour votre écoute enthousiaste…



Tracklist

1/Intro : The KLF Madrugada Eterna (KLF Communications) A l’aube des années 90, Jimmy Cauty et Bill Drummond installent leur bande-son ambient dans les esprits curieux. KLF est l’acronyme de Kopyright League Front et nos deux comparses militent pour le libre usage des sons. Nous sommes encore aux balbutiements de la musique Dance et, l’année d’après, nos deux comparses squatteront la planète avec leur album The White Room. Cet extrait nous place dans le miracle de l’éternité (si ma traduction est correcte) et provient de l’album Chill Out. Pas mal pour un début…

2/Fisk Industries We Saw Orion (Highpoint Lowlife) Les planètes du système solaire nous placent d’emblée devant la question enivrante de l’origine du monde. La thèorie du Big-Bang est, je crois, le paradigme à ce sujet. J’ai lu récemment des petites choses fascinantes sur le sujet que je ne me risquerai pas à vous résumer à part une : si vous prenez un vaisseau spatial et que vous volez toujours tout droit à l’infini et bien … après un certain temps (le très long temps de la science) vous reviendrez au point de départ… Je ne sais pas si cela me rassure… Cela ressemble à la formation d’un gouvernement. Fisk Industries est le véhicule musical de Mat Ranson, un « visual artist » basé à Londres.

3/Future Sound Of London Lifeforms (Path 1) (ebV/Virgin) Actif depuis les années 90, ce groupe de musique ambient est formé de Garry Cobain et Brian Dougans. Ils sont toujours actifs, surtout sur le web. Un petit détour par leur site vous fait entrer dans leur monde : graphic design, musique, communautés, etc. L’acronyme de leur label ebV signifie Energy Brain & Violence. En squattant directement ce monde virtuel (ils ont été parmi les premiers à donner un concert depuis leur studio mais retransmis dans le monde virtuel grâce à la technologie ISDN alors émergente), ils lui ont donné ses lettres de noblesse. Le morceau Lifeforms est issu du double album du même nom. Sur le maxi, on trouve 7 chemins (path) différents. La métaphore biologique (et son parallèle avec la toile) est une grande source d’inspiration. On retrouve ici la voix d’Elisabeth Frazer (de Cocteau Twins, groupe très influent dans les années 80).

4/Icarus Mutations (Leaf) Ces formes de vie émergentes vont muter. La cellule va se complexifier. Dans un verre d’eau, des embryons de vie, dans des grains de sable, des mondes… La musique de Sam Britton et Ollie brown nous parle de ce fourmillement dérangeant. Ils mêlent la musique contemporaine à la manipulation sonore, sans oublier une certaine dynamique électro-acoustique.

5/They Might Be Giants Mammal (Elektra) Nous sommes en 1992, l’année choisie par la NASA pour être l’Année Internationale de l’Espace. Eh bien, figurez-vous que TMBG ont été choisis comme « musical ambassadors » de cet événement. Il faut dire que ces deux gars sont dingues de science. Leur album Apollo 18 est là pour en témoigner. Mammal est un hymne vibrant au monde des mammifères et aussi à la vie. La chauve-souris (le seul mammifère volant), le chat, le dauphin, le chien, le koala, l’ours etc… tous sont convoqués pour célébrer ce miracle : le sang qui coule à travers cette mystérieuse chambre à quatre alvéoles : le cœur. Petit clin d’œil à 2010, année européenne de la biodiversité.

6/Manitoba Mammals Vs. Reptiles (The Leaf Label)
La vie est combat, sélection. Ce petit hommage aux mammifères ne pouvait pas durer. Dans ce morceau, Dan Snaith (Manitoba est le projet d’un seul homme) nous rappelle à l’ordre. Face à nous, d’autres règnes, d’autres règnent. Ce morceau sent la confusion, la discorde. Il est issu de l’album Start breaking my heart (Electronica Album of the Year 2002 aux Canadian Independant Music Awards).
Pour Dan, les mathématiques coulent littéralement dans ses veines. Papa, maman sont mathématiciens de haut niveau. Il a choisi les arts, mais a malgré tout obtenu son PhD en mathematique en 2005. Son projet musical existe toujours mais a dû changer de nom : il était sous la menace d’un procès d’un certain Richard Manitoba (aka « Handsome Dick, demandez à Ingrid de traduire), le leader du groupe The Dictators. La réflexion de Dan est sans appel : c’est comme si The Smiths faisaient un procès à John Smith … ou quelque chose comme ça.

7/Propaganda Dr. Mabuse (ZTT) En 1984, quand ce hit frappe mon adolescence, je n’ai pas encore vu le film de Fritz Lang. Pourtant, l’étrangeté de la video, la nouveauté du son laisseront une empreinte forte sur la pâte à modeler de mon jeune esprit. 25 ans après, un détour par deux chefs d’œuvre du cinéma mettront dans un véritable four à pizza cette même pâte, beaucoup moins jeune. Dr. Mabuse, c’est l’homme qui, par la force de sa pensée, commande à toute la pègre de la ville. Ses apparitions fantomatiques étaient déjà un tour de force pour le cinéma (lui-même un dérivé de la science consacrée à l’étude du mouvement), mais l’homme a clairement dit « merde » à la science. Vendre son âme au diable : la tentation a toujours été grande. Propaganda propose une relecture de ce thème sous forme de perle-pop, qui n’a rien perdu de son éternelle jeunesse (un autre mythe : Faust, Dorian Gray, etc.)

8/Hᾰkan Libdo This looks infected, doesn’t it ? (Musick to play in the club) versus Iannis Xenakis Naama (Erato) interprété par l’Ensemble Xenakis dirigé par Huub Kerstens. Ici je vous propose une rencontre improbable : le mouvement syncopé de ma main va mêler la musique électronique de Hᾰkan Libdo à celle d’Iannis Xenakis.
Parlons d’abord du plus jeune : basé à Stockholm, ce grand monsieur de la musique électronique a publié plus de 250 projets (albums, singles, remixes, download, etc.) Il touche à tout et affiche un goût certain pour les pochettes trash. J’ai pris ce morceau pour son côté laboratoire, dangereux, expérimental. Il faut des gants en caoutchouc pour écouter ce truc. Sinon, ces sons vont attaquer vos oreilles. Il faut du Dettol, de l’Isobethadine (buccal ou pommade - je parle ici à nos nombreuses représentantes du monde pharmaceutique)…
Face à lui, Iannis Xenakis ; dont le morceau justement a été infecté par les sons du cadet. Naama signifie « flux » et est basé sur le son du clavecin. Je vous retranscris le commentaire du morceau en anglais (vous allez voir : c’est très facile à traduire mais pas à comprendre) : Naama calls for « periodic constructions thanks to a group of exahedric transformations and stochastic distributions ». On peut discuter après, à l’aide d’une petite bière, de la signification de tout ça.

9/Schaeben & Voss The World is Crazy (Jürgen Paape remix) (Kompakt) Leur label ne nous apprend pas grand-chose sur ce duo : Heiko Voss et Thomas Schaeben aime faire danser. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le titre ! Le monde est devenu fou. La vitesse, l’expérimentation, la recherche effrénée de la rentabilité… Le son pulse ! Une nappe de synthé s’installe, votre pied commence son rôle d’échauffement métronomique. Vous voulez danser mais vous vous rappelez que vous êtes à une chambre d’écoute. C’est ça le son Kompakt ! [2]Il faut ralentir. Un changement de paradigme s’impose…

10/Headhunter Paradigm Shift (Tempa) Ce morceau est à la base du thème de cette nouvelle chambre d’écoute. J’emprunte le titre au livre de Thomas Khun Les structures des révolutions scientifiques. Pour Khun, une théorie est vraie durant un certain laps de temps. Après un changement des mentalités et des façons de voir (qu’il nomme lui un Paradigme), on change les critères du vrai. Ce disque du jeune Headhunter (de Bristol) se nomme Nomad et a été enregistré dans différentes villes où on l’invitait. Les autres titres du CD sont aussi largement inspirés par la science : Lifeform, Prototype, Technopolis, Physics Impulse, etc… Headhunter est-il un lecteur de Khun ? J’aime croire à cette hypothèse… La musique Dubstep inspiré par la littérature scientifique, que demander de mieux à un gamin qui pourrait être mon fils.

11/Twisted Science Theme from slow (Lo recording productions) Sur le site de Lo Rec, on trouve peu d’infos sur cet artiste. Les gens de Lo décrivent leur label comme étant « providers of fine esoteric music since 1995 ». Et c’est vrai que le label est très respecté (même si confidentiel). Graphiquement, les pochettes valent le détour. Ce Cd, acheté en soldes, n’a jamais vraiment été écouté par mes oreilles pourtant curieuses. Il est assez indigeste. Grâce à vous, grâce au nom du projet (Twisted Science, je ne pouvais pas au moins essayer), je suis tombé sur cette petite perle : cette ode à la lenteur qui est pour moi une invitation à observer les phénomènes (la poignée de sable de la citation de Gombrowicz…). Les chambres d’écoute sont un véhicule de décroissance et de redécouverte de ce qu’on a chez soi…





[1] J’emprunte cette belle expression à Witold Gombrowicz, dans son Cosmos, Denoël, 1966.
[2] Il est possible d’aller danser à Cologne en ma compagnie quelques fois par an. A vélo, en train ou en voiture : rejoignez le KKTB (Kölnischer Kunst & Tanz Betrieb, une émanation enthousiaste des Chambres d’écoute).